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“La mort d’Abel”: De la redécouverte à la restauration.

"La mort d'Abel": De la redécouverte à la restauration.

Omer Dierickx, Jules Lagae sculptant La mort d’Abel dans l’atelier de Jef Lambeaux, huile-sur-toile-1884.
Un podcast d’Isabelle Douillet-de Pange.

L’œuvre

C’est une œuvre rare, longtemps privée des regards du public.

Rendue à la lumière tant par son accrochage que par sa restauration, elle exprime l’intensité de la jeunesse des protagonistes, les artistes Omer Dierickx et Jules Lagae, âgés d’une vingtaine d’années. Saluant le maître Jef Lambeaux, ils rendent un vibrant hommage à la sculpture. Elle occupe tout l’espace, par les modèles, les études, les copies jusqu’aux éclats de plâtre qui parsèment la toile. On y est, au centre de l’univers du sculpteur, au cœur du regard du peintre. Ils sont amis. Ils font quasiment leurs premières armes. La mort d’Abel, un sujet récurrent de la sculpture, jusqu’à Pierre et Gilles aujourd’hui. L’atelier d’artistes, une mode à la fin du 19è, à laquelle les plus grands se sont attelés. Ils n’en ont cure. Ils prennent appui sur quelques maîtres, les Italiens, Julien Dillens ou Jef Lambeaux. Et puis basta. Tout est là. La lumière, libérée par la restauratrice, aimante le regard. Plâtre, terre, chair, les corps, tels des instruments, se succèdent, avec l’homme au chapeau comme compositeur de la partition finale. Abel se meurt, et sa chair n’est pas triste. Quitte à mourir, autant que ce soit par la sensualité.

Le peintre est au fond de la pièce. Il est fier de montrer son ami et heureux de pouvoir le faire.

La sculpture n’aura pas le prix Godecharle, la peinture sera remisée et l’atelier détruit.

La notoriété est à géométrie variable. Elle prend son temps pour se retourner. Tant mieux quand c’est dans le bons sens.

Le podcast

Le tableau d’Omer Dierickx, Jules Lagae sculptant « La mort d’Abel» dans l’atelier de Jef Lambeaux était remisé, depuis quelque décennies, dans le grenier de l’hôtel de ville, encarté entre divers tableaux.

Redécouvert en 2020, par Constantin Pion de l’IRPA et Pierre Dejemeppe de la commune de Saint-Gilles, il a fait l’objet d’une restauration en public à l’hôtel de ville de Saint-Gilles par Laure Mortiaux, à l’occasion du Parcours d’artistes (mai 2022).

Jules Lagae, La mort d’Abel, plâtre, 1884, SASK, Roeselaere
Triptyque de Pierre et Gilles, Abel, 2007 Musée d’Orsay (exposition)

Ecouter le podcast

Le podcast raconte la redécouverte et la restauration du tableau, avec les divers protagonistes. D’une durée de 15 minutes, il est réalisé par Isabelle Douillet-de Pange.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Isabelle-Douillet-de-Pange-realisatrice-du-podcast-783x1024.jpg.
Isabelle Douillet-de Pange


Le tableau

(extrait de la notice d’Alain Jacobs, de l’APA, pour l’inventaire du patrimoine mobilier d’URBAN, https://collections.heritage.brussels/fr)

Après une première formation dans sa ville natale, Jules Lagae (Roulers 1862 – Bruges 1931) entre à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles en 1881, où il y obtient le premier prix de sculpture en 1883. Il se lie d’amitié avec Julien Dillens (Anvers 1849 – Bruxelles 1904) et avec Jef Lambeaux (Anvers 1852 – Bruxelles 1908), lequel met à sa disposition son atelier pour qu’il puisse travailler à sa statue Abel couché, destinée, sans succès, au concours du prix Godecharle de 1884 (plâtre, Roeselare, Stedelijke Academie voor Schone Kunsten). Cette anecdote sert de sujet au tableau d’Omer Dierickx, peintre connu pour ses grands ensembles décoratifs, dont celui de la salle de l’Europe de l’hôtel de ville de Saint-Gilles, emblématique de son talent. On connaît moins son intérêt pour la sculpture, art auquel il s’est essayé auprès de Jef Lambeaux, aux soirées duquel il était un habitué.

Le tableau, savamment composé autour de la figure de Jules Lagae, montre le sculpteur modelant en terre son Abel couché, en présencedu modèle posant nu dans l’inconfortable attitude souhaitée par l’artiste. Une version en plâtre de la statue est posée sur une table à droite. Dans l’atelier, diverses œuvres de Jef Lambeaux voisinent avec des études en plâtre et des pièces d’anatomie. Sur l’étagère, on trouve une réduction en plâtre du Torse du Belvédère (Musées du Vatican) jouxtant un crâne et, sous la planche, un squelette suspendu à un clou à côté d’une petite caryatide ; dans l’embrasure de la fenêtre, sont accrochés un moulage de main et une copie en plâtre du buste en bas-relief de saint Jean-Baptiste du sculpteur Desiderio da Settignano (Settignano  vers 1430 – Florence 1464 ; bronze, Florence, Musée national du Bargello). Sur la tablette, on reconnaît le groupe en terre cuite, Mère et enfant de la collection Mary (cf. cliché IRPA n° B209344). Enfin, parmi les œuvres remisées dans la pièce du fond, on aperçoit une version en plâtre, grandeur nature, du groupe Le Baiser, également de Jef Lambeaux. Nous ne connaissons pas le destin de la version en terre du tableau sur laquelle l’artiste s’affaire, ni même si elle a été achevée.

L’intérêt de l’œuvre est qu’elle représente l’intérieur, baigné de lumière, de l’atelier de Jef Lambeaux dans la Hollestraat, à Saint-Gilles. Soucieux du détail, Dierickx n’a pas hésité à représenter les giclées de plâtre sur les battants de la porte. Lambeaux conserva cet atelier jusqu’à son expropriation dans le cadre des travaux de prolongement de la rue de Savoie en 1898. La commune de Saint-Gilles le dédommagea en mettant à sa disposition un nouvel atelier rue du Tyrol.

Le tableau est un don de la veuve de Max Sulzberger, accepté par le Collège communal en sa séance du 4 octobre 1923.

Le dossier de la restauration

Comme il est d’usage, la restauratrice a constitué un dossier de la restauration. Il comprend l’historique du tableau et des protagonistes. Il inventorie notamment toutes les pièces visibles dans l’atelier de Jef Lambeaux. Il explique l’état de conservation de l’œuvre et les principaux traitements réalisés, comme le nettoyage complet et la réparation d’une déchirure.

Ce rapport très détaillé et d’une grande clarté intéressera tant les néophytes que les spécialistes.

L’atelier d’artiste, un lieu de production et de sociabilité

Les ateliers d’artistes se sont considérablement développés au 19ème siècle, en lien avec la reconnaissance de cette catégorie sociale.  Lieu d’enseignement et de production, l’atelier deviendra progressivement un lieu ouvert, objet de visites et de rencontres de la bourgeoisie. L’atelier de l’artiste est un sujet prisé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, avec Bazille, Courbet, Dierickx ou Speekaert. Il participe à la construction identitaire du peintre. Le tableau de Gustave Courbet, L’atelier du peintre (1854-1855, musée d’Orsay) est emblématique de cette conception.

A gauche, dit Courbet, il y a la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort, sa peinture en somme. Au centre, l’artiste et le modèle. A droite, figurent ses amis et ses soutiens comme Baudelaire ou Proudhon. Le tout c’est Gustave Courbet peintre.

La migration des artistes vers Saint-Gilles

A Bruxelles, les migrations du centre-ville, au milieu du 19ème siècle, vont également concerner les artistes, d’abord vers Saint-Josse et Schaerbeek, puis vers Ixelles et Saint-Gilles. L’urbanisation de Saint-Gilles s’accélère au début des années 1860 avec la construction du quartier Louise qui se pare d’un riche patrimoine de maisons bourgeoises et d’hôtel de maître. La bourgeoise libérale et laïque, qui dirigea longtemps la commune, se veut également une élite culturelle qui place l’art et la beauté au panthéon des valeurs. Les artistes suivent leurs clients. Mais n’ayant pas les mêmes ressources, ils s’installent dans les petites rues, notamment celles qui descendent vers le cœur de la commune. Au fil du temps, on verra s’y installer, Julien Dillens, Jef Lambeaux, Fernand Khnopff, André Hennebicq, Eugène Broerman, André Cluysenaar, Léopold Speekaert. Cette tradition s’est poursuivie au cours du 20ème siècle. Paul Delvaux vécut à Saint-Gilles près de la moitié de sa vie. De nombreux artistes contemporains y ont leur atelier. Tous les deux ans, depuis plus de trente ans, le Parcours d’artistes rappelle combien cette tradition est vivante.

Léopold Speekaert (1834-1915), La première pose, entre 1875 et 1900, huile sur toile, collection de la commune de Saint-Gilles, photo IRPA.

Le tableau représente l’intérieur de l’atelier de Speekaert aménagé dans son hôtel particulier avenue de la Toison d’Or à Saint-Gilles, qui deviendra, après la mort de l’artiste, le « musée communal Speekaert ». Cette vue d’atelier, richement meublé et décoré, montre bien la pratique artistique et le cadre de vie des peintres appartenant à la grande bourgeoise de l’époque. Détail intéressant, la marine qui se trouve suspendue derrière le modèle, est une œuvre de Périclès Pantazis, portant le titre « La vague », que Speekaert a acquis du vivant de l’artiste grec. (extrait de la notice de Constantin Ekonomides pour le site d’Urban consacré à l’inventaires du patrimoine mobilier, https://collections.heritage.brussels/fr/objects/66355).

Un inimaginable bordel

Les photos prises dans les ateliers des peintres montraient presque toutes ces locaux trop hauts trop vastes baignés de lumière fade, capharnaüms encombrés qui respiraient le nord le froid et le vent coulis, avec leurs verrières tristes, leurs sols croûteux, leurs batteries de pots, de chiffons, de brosses, de cadres, de châssis, de tableaux en cours, de toiles roulées, d’escabeaux tachés, de dégoulinures, leurs lots de bidules, morceaux de bois, bouquins, sofas branlants, palettes pâteuses, tubes froissés, forêts de pinceaux, étagères surchargées et tabourets, avec les peintres assis, au milieu de leur inimaginable bordel, à peu près jamais souriants, car les peintres on ne sait pourquoi ne sont à peu près jamais souriants, l’air consterné qu’ils ont plutôt du souk autour d’eux qu’ils ont mis et qui leur aurait été, disaient-ils sans jamais le dire, nécessaire.

Et de cette popote qui avait assez peu changé finalement au fil des siècles naissaient des œuvres qui modifiaient les courants de l’art et dont on oubliait, ou ignorait, tout le chambardement qui avait précédé leur apparition.

Extrait de Noëlle Renaude, P.M. Ziegler, peintre, Inculte, 2022.

L’écrivaine Noëlle Renaude a été pendant 40 ans la compagne du peintre Pierre-Marie Ziegler (1950-2013) qui s’est suicidé en 2013. Elle a publié l’année dernière, un livre qui ne cherche pas tant à comprendre l’homme, et encore moins sa fin, qu’à suivre le sillage du peintre, à la trace, de celui dont la mère disait à six ans : Tu seras peintre. Qu’est-ce qu’un peintre, qu’est-ce que peindre, qu’est-il ce geste du pinceau toujours recommencé ? Elle ne cherche pas les mystères. Seulement raconter, avec de si beaux mots.

A consulter:
Laurence Brogniez et Tatiana Debroux, Itinéraires des ateliers d’artistes à Bruxelles, SRBG, ULB, 2019.